Article de Politique nationale - Publié le Samedi 21 Novembre 2020

Libertés peau de chagrin : petite histoire du fichage des manifestants (1ère partie)

  • Manif liberte de la presse 17 nov 2020  jpg

    Lors d’un rassemblement devant l’Assemblée nationale le 17 novembre, les parlementaires communistes étaient présents pour dénoncer la loi de « Sécurité globale » qui constitue une atteinte grave aux libertés individuelles et au droit d’informer.

     

Mesure après mesure se met en place en France tout un ensemble de dispositions qui portent gravement atteinte aux libertés. C’est une longue construction.

Un coup d’œil dans le rétroviseur permet d’en mesurer la dangerosité à l’heure où, nouvelle pierre à cet édifice, une proposition de loi, déposée par des députés La REM, entend libérer la prise de photos de manifestations par les drones et à l’inverse interdire que les visages de policiers puissent apparaître sur des vidéos comme celles qui ont documenté les violences policières de ces derniers mois.

ACTE 1 : Le fichier T.A.J. (Traitement d’Antécédents judiciaires)

Le 4 mai 2012, un décret autorise la fusion de deux fichiers, l’un constitué par la police appelé STIC, l’autre par la gendarmerie, JUDEX.

Mémoire de ces deux services, ces fichiers concernent des personnes mises en cause dans des infractions, auteurs ou complices, ainsi que leurs victimes. Mais en outre ce nouveau fichier, baptisé TAJ, est   explicitement destiné à contenir toute « photographie comportant des caractéristiques techniques permettant de recourir à un dispositif de reconnaissance faciale ». Consultée, la CNIL, dans son avis considère que cela représente « des risques importants pour les libertés individuelles, notamment dans le contexte actuel de multiplication du nombre des systèmes de vidéo protection ».

Conçu comme ne concernant que les personnes contre lesquelles existent des indices graves de participation à une infraction, comme auteur ou complice, ce fichier constitue dans les faits un outil de communication interne aux forces de l’ordre, utilisé pour échanger des informations indépendamment de la véracité ou de la pertinence de celles-ci. Comme l’explique la CNIL en 2012, les policiers et gendarmes remplissent eux-mêmes les fiches, choisissant les qualifications juridiques et les faits à retenir.

En théorie encore, la tenue du T.A.J devrait être contrôlée par les magistrats du parquet. Pourtant, Vincent Charmoillaux, vice-procureur de Lille et secrétaire général du Syndicat de la magistrature, expliquait le 28 septembre dernier que pendant plus de 15 ans, contrairement à la loi, les procureurs n’ont eu aucun accès direct au fichier. Il ajoutait que, par manque de temps, les services des parquets omettent aussi trop souvent de faire mettre à jour le T.A J. lorsqu’une affaire conduit à un classement sans suite, un non-lieu ou une relaxe. Ainsi, une personne peut être fichée pendant 20 ans pour une infraction pour laquelle elle a été mise hors de cause par la justice. En France, une personne sur dix pourrait avoir sa photo dans le T.A .J.  La police et la gendarmerie peuvent l’analyser automatiquement afin de rapprocher les images prises sur des lieux d’infraction, notamment par des caméras de surveillance, de celles contenues dans le fichier.

ACTE 2 : Le fichier T.E.S. (Titres Electroniques Sécurisés)

En décembre 2004, l’Europe impose aux États membres de délivrer des passeports biométriques comportant un support de stockage avec « photo faciale ». Lors de la traduction de cette mesure en France (décrets du 30 décembre 2005 puis du 30 avril 2008), la police et la gendarmerie sont autorisées à consulter le fichier des images numérisées, nouveau fichier appelé T.E.S.

En 2012, le Conseil Constitutionnel invalide la plupart des articles d’une proposition de loi qui autorise la fusion du T.E.S. (passeports) avec les photos du fichier des cartes d’identité et celui des empreintes digitales de l’ensemble de la population.

En octobre 2016, le gouvernement reprend l’ensemble de ce dispositif, à l’exception des empreintes digitales, cette fois dans un décret qui, lui, n’est pas susceptible d’être soumis au Conseil Constitutionnel.

ACTE 3 : Loi renseignement

Alors qu’initialement le T.E.S devait servir la recherche autour d’actes de terrorisme, en 2011 une loi du 14 mars autorise policiers et gendarmes à consulter ce fichier pour d’autres finalités. Puis la loi de programmation militaire de 2013 remplace la liste des finalités, autorisant l’usage de ce fichier par le vaste ensemble des « intérêts fondamentaux de la Nation ». Il faut attendre la loi renseignement pour bien cerner ce que recouvrent ces « intérêts fondamentaux de la Nation » :

L’article L811-3 du code de la sécurité intérieure fixe cette liste dans laquelle on trouve un groupe intitulé « « atteintes à la forme républicaine des institutions » et « violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ».

En juillet 2015, le Conseil Constitutionnel donne des définitions précises de ce qu’il faut entendre par « violences collectives » : ainsi « le fait de continuer volontairement à participer à un attroupement après les sommations » de se disperser ou bien de « participer à l’organisation d’une manifestation non-déclarée ou interdite »

La possibilité offerte aux forces de l’ordre de comparer les photos du T.A.J. avec toute autre photo, y compris dans le fichier des pièces d’identité, permet ainsi très facilement d’identifier puis de sanctionner des manifestants qui, par exemple, se trouveraient encore sur les lieux d’une manifestation dès lors que deux sommations auraient été lancées. De la même manière la reconnaissance de personnes présentes à une manifestation non déclarée ou interdite est facilitée.

Le fichage des manifestants devient possible.

Ce sont là, à l’évidence, des moyens de pressions énormes qui peuvent dissuader de manifester et qui permettent aussi de sanctionner les manifestants. Il suffit que la manifestation dégénère quelque part sur le parcours pour que tous ceux qui auront été identifiés par la reconnaissance faciale et la comparaison des fichiers encourent de graves sanctions comme participants d’une manifestation violente.

Il ne manque plus qu’une pièce à ce dispositif pour en démultiplier le pouvoir : la photographie de masses importantes. C’est ce que permettent les drones auxquels la loi dite de Sécurité globale va donner un cadre légal. A voir dans l’article suivant